Le lucratif marché biface d’Opinion System / Success Market

Un marché biface c’est un marché où une entreprise a deux types de clients, ou formulé autrement, deux communautés d’utilisateurs

Exemple 1 – la presse : un magazine a deux types de clients, les lecteurs et les annonceurs. En fonction de la qualité du contenu et du degré d’indépendance du magazine, les revenus peuvent être très inégaux.

  • Les journaux gratuits comme 20 minutes ne vivent que par la pub. Le contenu éditorial est donc réduit au strict minimum, le plus souvent par agrégation d’autres articles.
  • Les magazines classiques ont des revenus équilibrés. Pour Le Particulier par exemple, compter environ 7.5 M€ de revenus annuels générés par la pub – assurance vie, produits financiers, associations et organisations d’intérêt général éligibles à la défiscalisation des dons – et 13 M€ de revenus générés par le kiosque et les abonnés.
  • A l’opposé, un journal comme Le Canard Enchaîné ne fait aucune publicité, dépend donc uniquement des revenus de ses ventes kiosque ou abonnés, et peut donc se déclarer 100% indépendant.
 

Exemple 2 – Google / Facebook : « quand c’est gratuit c’est toi le produit » est un célèbre adage du web 2.0. Google développe donc des outils gratuits pour ses utilisateurs, qui en les utilisant met à disposition de Google un large volume de données personnelles qui sont revendus à des publicitaires sous forme d’audience ciblée. Pareil pour Facebook, les « likes » permettent de vous cibler en tant qu’utilisateur et de vous envoyer de la pub. Ce processus a été très largement utilisé par Trump pour remporter la victoire aux élections présidentielles de 2016.

Exemple 3 – Master Card / Visa : Là encore plusieurs types de clients. Les utilisateurs de cartes, qui les paient toujours s’ils sont en banque de réseau, et les commerçants, qui reversent un pourcentage des ventes réalisées à Master Card / Visa, qui peut également verser une rétro-commission à la banque qui délivre la carte, voir éventuellement au consommateur lui-même (type cashback 0.1% avec N26 pro)

On voit donc que les prix payés par les deux communautés sont très inégaux. Jean Tirole, prix Nobel d’économie en 2014, a théorisé ces marchés biface et parle de « face prix bas » et de « face prix haut ». En reprenant l’exemple du magazine Le Particulier, 300.000 lecteurs mensuels paient leur magazine , alors que seulement quelques annonceurs paient jusqu’à 76.000€ pour une double page publicitaire. Les deux communautés sont donc interdépendantes, les annonceurs achètant un volume de tirage, les lecteurs achètent une qualité éditoriale.

Pour en savoir plus lire : Jean Tirole – Economie du Bien Commun

Nous allons donc voir dans les chapitres qui suivent comment Opinion System a construit son marché biface…

C’est la face la plus simple à appréhender. Un professionnel de l’immobilier en mal de réputation fait appel au publicitaire Opinion System pour gérer ses avis clients. Le tarif est d’environ 1000€ pour la mise en place de la « solution », plus 100€ d’abonnement mensuel. Si le professionnel est adhérent du syndicat FNAIM, il dispose d’une remise de 30%. Donc pour environ 850€, Opinion System se charge de collecter, modérer, afficher et diffuser les avis du professionnel sur son site web, mais également sur d’autres plateformes comme pagesjaunes.fr ou, parait-il, Google…

Cette collecte n’est bien sûr pas systématique / exhaustive… L’ISO 20488 fait la distinction entre la collecte d’avis consommateurs « sollicités » et « non sollicités ». Les consommateurs sollicités font l’objet d’une validation préalable de leur expérience auprès du professionnel de l’immobilier pour rentrer dans le « panel » des avis potentiellement positifs. Les avis non sollicités viennent de consommateurs étant initialement exclus du panel, mais désireux de s’exprimer… sous réserve de ne pas verser dans le dénigrement, dont l’appréciation est à discrétion du collecteur d’avis !

S’en suit une phase d’écrémage massive. Par exemple, Opinion System applique sa collecte pour afficher sa propre réputation. Sur 7678 clients et anciens clients, seuls 2485 ont laissé un avis. Le taux d’écrémage est donc de 68%. Pour les agences immobilières, on ne connait pas clairement le nombre d’avis entrants « sollicités » et « non sollicités » et pour cause. Lors de notre enquête, nous avons appris qu’Opinion System interdisait l’accès au formulaire d’avis à un certain « panel » d’utilisateurs plus à même d’être mécontents. C’est le cas des locataires Cela s’explique par le fait que les locataires endurent souvent les mauvaises pratiques des professionnels : prestations médiocres, logements énergivores, honoraires plafonnés, défaut de restitution du dépôt de garantie, la liste des motifs d’insatisfaction est longue.

Au délà de ce panel, Opinion System se laisse toute liberté pour « modérér » et façonner la réputation de ses clients. Opinion System s’est fait certifié NF-522 par l’AFNOR mais ce label n’est qu’un écran de fumée puisque le texte sur lequel il s’appuie ISO 20488 fait massivement appel aux Conditions Générales d’Utilisation du publicitaire. Parmi ces CGU on peut lire les motifs de rejet suivants :

 

L’appréciation du caractère diffamatoire ou dénigrant de propos ou d’écrits relève en général de la compétence du procureur de la République, d’un tribunal d’Instance, voir éventuellement d’une cour pénal. Il est donc tout à fait surprenent qu’une société à but commercial comme AFNOR Certification, reconnaisse à une agence de publicité comme Success Market (le « vrai » nom d’Opinion System), la capacité à juger la diffamation ou le dénigrement.

En gros, sous prétexte de respecter un « référentiel Qualité » (dont les textes de référence sont chèrement facturés et les rapports audits classés confidentiels), l’AFNOR concède à son client Opinion System la capacité à supprimer tout ce qui est potentiellement diffamatoire ou dénigrant, c’est-à-dire, les commentaires négatifs qui viendraient ternir l’image du professionnel de l’immobilier.

C’est donc à ce moment qu’arrive la « face prix haut » : les clients Grand Compte d’Opinion System à savoir les plateformes comme :

 

En effet, dans une économie de marché biface, deux communautés d’utilisateurs interagissent. Ici, ce sont donc les agences immobilières qui travaillent pour fournir la matière première : les #AvisClients (positifs, ou « non exhaustifs » comme les appellent pudiquement Jean-David Lépineux). Une fois formatés et conditionnés en base de données, ces #AvisClients sont revendus ou loués à quelques plateformes. Les #AvisClients sont donc devenus une marchandise, comme mentionné d’ailleurs dans les CGU :

6.3.6. Partenariats commerciaux

De manière générale, Opinion System se réserve la possibilité de conclure des accords avec des sociétés commerciales afin d’afficher les Avis des Consommateurs ou encore d’indexer leur Attestation Opinion System. Le Consommateur est expressément informé que seuls les partenaires décident et contrôlent l’insertion de l’évaluation de l’adhérent Opinion System comprenant les étoiles et le nombre d’avis récoltés et autres données recueillies par Opinion System. […]

Si le député Mickael Nogal a récemment porté plainte auprès de la CNIL pour « usage frauduleux d’une base de donnée », cela ne dérange apparement personne qu’un publicitaire qui se prétend « organisme de sondage indépendant » commercialise des #AvisClients à l’insu des consommateurs. En effet, lors du dépôt d’avis, la monétisation future de l’#AvisClient est passé sous silence… le consommateur n’est donc pas clairement averti de l’utilisation commerciale de sa prose, sauf s’il farfouille dans les CGU.

Grâce à l’utilisation commerciale des data, les plateformes disposent d’une source massive de « crédibilité auprès du grand public », pour paraphraser le discours du fondateur d’Opinion System qui revendique sa position de tiers « de confiance ».

« face prix bas »

On peut donc s’étonner qu’une agence immobilière paie un publicitaire pour gérer ses avis, ce dernier les revendant à une plateforme contre finance, plateforme qui peut elle-même revendre à l’agence les leads générés à partir des #AvisClients initialement générés ! Ma foi, ce sont des professionnels, ils ne sont pas protégés par la DGCCRF et disons qu’une petite sélection naturelle dans le milieu permet d’obtenir une « saine compétition ».

« face prix haut »

Plus discutable, le cas du particulier. Plusieurs possibilités… Soit son expérience est négative, auquel cas il a très peu de chance d’obtenir un accès au questionnaire, et encore moins de voir son avis publié. Soit son avis est positif, et il devient alors prescripteur à titre gratuit. D’une part il travaille donc gratuitement en rédigeant un avis. D’autre part il va céder ses données personnelles au publicitaire (donc nom, prénom, âge, adresse, email, téléphone, profil bailleur, transaction etc…), et ses données seront ensuite revendues aux plateformes, plus ou moins à son insu puisqu’aucune information sur la réutilisation des données n’est indiqué dans le questionnaire de dépôt d’avis et que peu d’utilisateurs lisent finalement les conditions générales d’utilisation.

Le publicitaire Opinion System / Success Market réussit donc, grâce aux habilitations et rapports d’audits opaques de l’AFNOR, à construire une base de données d’avis « sélectionnés » ou « non dénigrant, non diffamant » qui seront ensuite mis à disposition de plateformes. Le publicitaire livre donc une base de données « de qualité », c’est-à-dire un « service qui satisfait au besoin du client ». Le client est un professionnel de l’immobilier et ce service, c’est de la publicité, donc « une forme de communication de masse dont le but est de fixer l’attention d’une cible pour l’inciter à l’achat ».

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